Le blog littéraire des amis de la librairie…

l’attrape-coeur…

La raison d’être du blog l’Attrape-coeur

Il y a quelques mois, j’ai découvert sur les conseils de Sylvie puis rencontré Erri De Luca lors d’une soirée à la librairie. La lecture de Trois chevaux peu avant la rencontre m’avait déjà passablement troublée. Ce soir là Erri De Luca se tenait là debout derrière la petite table dans la salle du fond entouré de livres. Il a lu en italien pour commencer puis il s’est raconté devant des lecteurs subjugués. La soirée avançait. Il était de plus ne plus évident que, pendant qu’il parlait, quelque chose se jouait, quelque chose d’indicible. Si bien que j’eus rapidement le sentiment étrange que ces moments « se perdaient » en quelque sorte sans que je puisse les retenir. Tout au plus pouvais-je essayer de conserver les impressions que les mots créaient en moi. Ce quelque chose, une bonne description serait de l’appeler poésie. A ce moment, j’ai fait part de mon dépit à ma voisine et elle m’a répondu que l’important était d’être là. Bien sûr, j’étais loin de me satisfaire de cette réponse. C’était trop bête de ne pas garder la mémoire de ces moments, de ne pas les partager. Et, d’ailleurs, il en va de même de certaines lectures.

D’où l’idée du blog que vous lisez.

Une librairie pour mélico

Une librairie, qu’est-ce que c’est ? Un lieu, et quelqu’un. Ce n’est ni un exemple, ni une conduite à tenir, il s’agit juste d’une histoire. Tenir, pensez-y, tenir c’est important. Comme « se » tenir, et surtout aussi « bien » se tenir.On entre : la librairie semble petite, elle l’est, mais elle possède un sous-sol (littérature policière, science fiction, essais, et ses bureaux) et un premier étage (nommée « Le Lieu des Signes », cartons, mais salle de débats et d’expositions pour les écrivains plasticiens peintres…).

Dans le sous-sol avaient lieu au début les rencontres avec les auteurs : Marguerite Duras et sa jupe à carreaux, Yann Andréa S. derrière elle, Violette Leduc, la première et scandaleuse alors, signifiante, bien d’autres, masculins aussi.

Une librairie est un commerce, mais aussi une manière de montrer la vie de la fiction, la vie virtuelle, incarnée par celles et ceux qui viennent et signent leur nom sur la première page, reporté sur la couverture : une librairie, c’est d’abord donner un sens, une épaisseur avant de donner une âme à travers les livres et le stock.Ce sont eux, ces auteur(e)s, en chair et en os, irremplaçables, ils sont là : ils (elles) en perdent certainement en magie, mais y gagnent en humanité.

Cette librairie-là, jamais je n’en avais entendu parler. Durant les années de formation que j’ai subies, ou alors suivies, ou aussi aimées, j’avais entendu parler, pour l’histoire du monde et de la France, de Jean Zay : mon professeur qui était devenu un ami avec l’assistance que je lui portais, à la Cinémathèque universitaire, qui s’appelait Claude Beylie, (il a rejoint où qu’il soit Jean Zay, en 2001) nous avait parlé de lui : le fondateur du Centre national de la Cinématographie, cet homme qui est au cinéma ce que Jean Monnet fut à la communauté du charbon et de l’acier, et à l’Europe : une base, une histoire, une mémoire.

J’adore le cinéma : très bien, cet homme est le père de cette libraire que jamais je n’avais rencontrée. J’avais pourtant entendu parler d’elle sur le site de François Bon, parce que cette libraire accueille les auteurs, voilà tout ce que j’en savais (à présent, voilà : Pierre Michon et son Ritz, Pierre Bergounioux dans l’escalier, Pierre Guyotat et son frère Régis, Jean Echenoz, Marianne Alphant, Richard Millet, Antoine Volodine, tous les auteurs, Jean-Benoît Puech, Albertine Sarrazin, François Maspero, Emile Copfermann et Roger Gentis, Bernard Noël et son Château de Cène, Paul Otchakovsky Laurens, on n’en finirait pas, depuis des lustres).

Sa librairie qu’elle a nommée « Les Temps Modernes » a ouvert en 1964 sans inauguration. Elle y a installé d’abord son travail, puis une histoire, son histoire : la sienne, celle du lieu, cette histoire appartient aux deux, comme elle appartient à tous ceux qui y entrent. On ne la voit pas de la place, mais on en comprend l’architecture : on pense au Havre, à Amiens, au béton des frères Perret, aux bombardements, au débarquement, on pense à l’histoire, on pense à ce que ce devait être.

Un lieu reconstruit, après guerre, en béton moderne, pour oublier le passé, l’histoire, et pour y retrouver ce (ceux ?) qu’elle avait perdu : un lieu pour se souvenir, au travers des livres et de ceux qui les ont écrits, de la vie – pas de la mort. Cette histoire-là ne se gomme pas.

Pour cette dame, généreuse, charmante et tellement émouvante, engagée dit-elle, les yeux rient, les poignets fins enrichis de bracelets qu’on entend sur les sons que nous avons capturés, pour elle, érudite et tenace, courageuse et belle, le livre et la librairie ne feront plus qu’un : et l’auteur sera celui qui viendra, ici, au sous-sol, puis au premier étage, pour affirmer que le lieu est un, lui aussi, avec ce que nous ressentons en lisant ses mots qui sont comme des armes en guerre contre la bêtise, l’inhumanité, la haine de l’autre.

Avec ces avant-coureurs, la critique, les ouï-dire, les articles des journaux ou des médias, les petits signes illusoires (et tellement sonores qu’on finit par ne plus vouloir en entendre parler) s’effacent et laissent place à la vie. La vraie, celle qui anime cette librairie.

Pierre Cohen Hadria