Atouts et handicaps de la librairie indépendante

Les cahiers de la librairie

Edition : Les Cahiers du SLF
Numéro 1 novembre 2004

Durant plusieurs décennies le paysage éditorial français s’est modifié par touches légères, et quasiment imperceptibles, jusqu’à aboutir, de rachat en rachat, à ce que les économistes appellent joliment un «duopole à franges concurrentielles».Ou pour le dire autrement, deux groupes dominants:Vivendi Universal Publishing (ex-Presses de la Cité, ex-CEP Communications, ex-groupe de la Cité, ex-Havas) et Hachette, quatre éditeurs indépendants importants (Gallimard, Flammarion, Albin Michel et Le Seuil), quelques dizaines d’éditeurs de taille moyenne et plusieurs milliers d’autres à la production plus modeste.

L’échec des projets planétaires de Jean-Marie Messier qui entraîna la vente de 40% d’Editis (ex-VUP) à Hachette et des 60% restants au groupe Wendel, a modifié si ce n’est le volume général du duopole, tout au moins le poids respectif de ses deux membres.Par ailleurs, deux éditeurs indépendants ont été récemment rachetés : Flammarion par Rizzoli en 2000, et Le Seuil par La Martinière début 2004.

Cette concentration de l’édition s’est accompagnée de celle de la distribution. L’accroissement de la production, et par là même des flux de livraisons et de retours, sans oublier celui des titres disponibles (environ 600000), a eu pour conséquence une sophistication technologique de la distribution nécessitant une hausse de la taille critique des outils industriels.D’où la disparition des distributions «maison», encore nombreuses dans les années quatre-vingt. Aujourd’hui les deux premiers distributeurs traitent 60% de la production éditoriale, et les 10 principaux distributeurs concentrent 90% des ouvrages commercialisés en France.

La librairie elle-même n’a pas échappé au phénomène, Le Furet du Nord (et ses 13 magasins), les Virgins Mégastore, le réseau Extrapole, sont venu s’agréger au deuxième libraire de France : Hachette.

 

La librairie indépendante est donc le seul secteur à avoir conservé son salutaire émiettement.
Car le paradoxe est là, cet éparpillement, économiquement handicapant, s’est transformé en une garantie d’autonomie.On peut, d’un seul chèque, acheter n’importe quel groupe d’édition ou une chaîne de librairie, on ne peut pas acquérir les 1000 plus importantes librairies de France.

Dans le même temps que son autonomie était structurellement préservée,la librairie indépendante s’est peu à peu retrouvée investie d’une mission de conseil éditorial de proximité.Car,un autre phénomène de concentration,le rapprochement exagéré et douteux des médias et de l’édition – les mêmes sont critiques, auteurs, éditeurs, jurés –, pose le problème récurrent de l’information littéraire en France, et de son peu de fiabilité.

La télévision, de son côté, a vu après le départ de Bernard Pivot, les émissions littéraires se transformer en émissions de variétés ou de confidences intimes, si ce n’est impudiques.Le livre est donc en train,à l’instar des films,de glisser lentement mais sûre-ment de la critique à la promotion,et le libraire est devenu, la force des choses, le recours du lecteur en quête de conseilsplus sincères.

Deux leçons sont à tirer de cette évolution.D’abord le secteur de la librairie a subi de plein fouet les conséquences de transformations (production éditoriale, outils de distribution, information des lecteurs,etc.) dont l’origine lui échappait totalement.

Ce qui l’a amené par exemple à se porter devant la Commission Européenne de la concurrence pour l’affaire Hachette/Editis. D’autre part, on a pu constater à l’occasion de ces récents événements, l’absence de réflexion, autre qu’individuelle, sur l’avenir de la lecture,de l’édition,du commerce du livre,etc.Cette absence est d’autant plus curieuse que l’édition est censée être, par nature, le creuset de la réflexion en général et les rayons des librairies sa destination de prédilection.

Cette impuissance devant les événements et cette prise de conscience d’un déficit de prospective des professions du livre ont sans nul doute participé à l’idée de ces Cahiers, avec pour ambition, modeste, de fournir des outils permettant une meilleure appréhension de la situation actuelle et, par là, de son devenir.

Puisque tout bouleversement de l’édition, de la distribution, de l’information éditoriale se répercute sur la librairie, il est naturel que celle-ci se soucie des autres chaînons du livre.

Cette première livraison consacrée aux «Atouts et handicaps de la librairie indépendante» rassemble des contributions d’éditeurs (Bruno Caillet, François Gèze), de libraires

(Christian Thorel, Denis Bénévent) et d’économistes (Jean Guy Boin, Françoise Benhamou), c’est dire qu’il ne s’agit en rien d’une publication professionnelle. Les Cahiers du SLF souhaitent s’adresser, puisque tout se tient, aux différents secteurs de l’activité du livre en France, avec l’espoir de susciter discussions et initiatives comparables.

Jacques Bonnet

Les Cahiers, N°1, 2004
Dirrecteur de la publication: Christian Thorel

Rédacteur en chef: Jacques Bonnet

Secrétaire de rédaction: Noémi Rivet

 

Indépendance, économie et autorité.

Les cahiers de la librairie

Indépendance, économie et autorité.

Par Christian Thorel, librairie Ombres blanches

Texte extrait des Cahiers de la librairie, n°5 - Le livre à l'ère du numérique

Revenons au texte, que nous observerons dans trois états. Un état gazeux, produit d’un projet, d’un chantier, un work in progress aux contours indéfinis, inachevé, inabouti, en cours de validation… Cet état de production ne quitte l’écran de son auteur que pour cheminer dans le Net, guidé par les moteurs de recherche ou par les réseaux d’information spécialisée. Ou pour errer peut-être dans l’éther des connexions, dans l’éternisation d’une attente. Ce brouillard infini de productions est déjà l’empire des millions d’écritures qui le forment. Régi par Google et MSN.

Un état liquide est l’étape suivante. Celle d’une validation par une instance éditoriale et dont la forme finie, celle d’un fichier téléchargeable pour ordinateur, pour papier électronique, pour e-book, trouvera son adresse dans le catalogue de l’éditeur, sa diffusion et sa commercialisation Internet (ou à des bornes professionnelles, en librairie par exemple).

Il n’est pas interdit au livre « liquide » d’accéder au troisième état, celui de livre papier. C’est à l’éditeur qu’incombera la décision de ce passage. Comme lui aura appartenu celle d’enrichir son catalogue par la production de livres papier et d’en transformer à l’inverse une partie en fichiers numériques exportables.

[…] Dans les deux états liquide et solide, les limites sont posées par l’auteur et validées par l’éditeur. Ces limites tempèrent les effets de la mutation anthropologique engendrée par le numérique en préservant, en gelant en quelque sorte les caractères constitutifs de l’oeuvre. Ainsi que l’écrit Joël Ronez : « L’avenir du livre ne se trouve pas dans sa capacité à devenir liquide, téléchargeable ou numérique, mais dans le rang qu’il saura tenir comme dépositaire d’un contenu nourri d’une exigence tierce, et dont la conjugaison de ce dernier élément avec une création produit de la valeur. »

[…]Si c’est dans ces deux états que l’on trouve les livres d’aujourd’hui, ceux de demain (après-demain est décidément bien trop loin) auront une forme bien voisine. Tout se jouera donc dans les proportions entre livres papier et fichiers téléchargeables. Sans oublier le devenir d’autres supports, la nature et l’ergonomie du papier électronique, la capacité es ordinateurs (doublera-t-elle encore tous les deux ans ?). L’enjeu majeur reste dès lors la capacité du livre papier à résister.

Via remue.net