Une librairie pour mélico

Une librairie, qu’est-ce que c’est ? Un lieu, et quelqu’un. Ce n’est ni un exemple, ni une conduite à tenir, il s’agit juste d’une histoire. Tenir, pensez-y, tenir c’est important. Comme « se » tenir, et surtout aussi « bien » se tenir.On entre : la librairie semble petite, elle l’est, mais elle possède un sous-sol (littérature policière, science fiction, essais, et ses bureaux) et un premier étage (nommée « Le Lieu des Signes », cartons, mais salle de débats et d’expositions pour les écrivains plasticiens peintres…).

Dans le sous-sol avaient lieu au début les rencontres avec les auteurs : Marguerite Duras et sa jupe à carreaux, Yann Andréa S. derrière elle, Violette Leduc, la première et scandaleuse alors, signifiante, bien d’autres, masculins aussi.

Une librairie est un commerce, mais aussi une manière de montrer la vie de la fiction, la vie virtuelle, incarnée par celles et ceux qui viennent et signent leur nom sur la première page, reporté sur la couverture : une librairie, c’est d’abord donner un sens, une épaisseur avant de donner une âme à travers les livres et le stock.Ce sont eux, ces auteur(e)s, en chair et en os, irremplaçables, ils sont là : ils (elles) en perdent certainement en magie, mais y gagnent en humanité.

Cette librairie-là, jamais je n’en avais entendu parler. Durant les années de formation que j’ai subies, ou alors suivies, ou aussi aimées, j’avais entendu parler, pour l’histoire du monde et de la France, de Jean Zay : mon professeur qui était devenu un ami avec l’assistance que je lui portais, à la Cinémathèque universitaire, qui s’appelait Claude Beylie, (il a rejoint où qu’il soit Jean Zay, en 2001) nous avait parlé de lui : le fondateur du Centre national de la Cinématographie, cet homme qui est au cinéma ce que Jean Monnet fut à la communauté du charbon et de l’acier, et à l’Europe : une base, une histoire, une mémoire.

J’adore le cinéma : très bien, cet homme est le père de cette libraire que jamais je n’avais rencontrée. J’avais pourtant entendu parler d’elle sur le site de François Bon, parce que cette libraire accueille les auteurs, voilà tout ce que j’en savais (à présent, voilà : Pierre Michon et son Ritz, Pierre Bergounioux dans l’escalier, Pierre Guyotat et son frère Régis, Jean Echenoz, Marianne Alphant, Richard Millet, Antoine Volodine, tous les auteurs, Jean-Benoît Puech, Albertine Sarrazin, François Maspero, Emile Copfermann et Roger Gentis, Bernard Noël et son Château de Cène, Paul Otchakovsky Laurens, on n’en finirait pas, depuis des lustres).

Sa librairie qu’elle a nommée « Les Temps Modernes » a ouvert en 1964 sans inauguration. Elle y a installé d’abord son travail, puis une histoire, son histoire : la sienne, celle du lieu, cette histoire appartient aux deux, comme elle appartient à tous ceux qui y entrent. On ne la voit pas de la place, mais on en comprend l’architecture : on pense au Havre, à Amiens, au béton des frères Perret, aux bombardements, au débarquement, on pense à l’histoire, on pense à ce que ce devait être.

Un lieu reconstruit, après guerre, en béton moderne, pour oublier le passé, l’histoire, et pour y retrouver ce (ceux ?) qu’elle avait perdu : un lieu pour se souvenir, au travers des livres et de ceux qui les ont écrits, de la vie – pas de la mort. Cette histoire-là ne se gomme pas.

Pour cette dame, généreuse, charmante et tellement émouvante, engagée dit-elle, les yeux rient, les poignets fins enrichis de bracelets qu’on entend sur les sons que nous avons capturés, pour elle, érudite et tenace, courageuse et belle, le livre et la librairie ne feront plus qu’un : et l’auteur sera celui qui viendra, ici, au sous-sol, puis au premier étage, pour affirmer que le lieu est un, lui aussi, avec ce que nous ressentons en lisant ses mots qui sont comme des armes en guerre contre la bêtise, l’inhumanité, la haine de l’autre.

Avec ces avant-coureurs, la critique, les ouï-dire, les articles des journaux ou des médias, les petits signes illusoires (et tellement sonores qu’on finit par ne plus vouloir en entendre parler) s’effacent et laissent place à la vie. La vraie, celle qui anime cette librairie.

Pierre Cohen Hadria

De la Grande Galerie à Amazon

Il n’est pas toujours évident de comprendre comment les idées ou les images s’associent, chemin faisant.

Josquin Debaz et moi même réalisons le 26 mars 2008 un entretien avec René Thomas, au 28, rue des Fossés Saint Bernard, dans la librairie qu’il a fondée en 1947 initialement implantée dans le Pavillon Roland Bonaparte du Museum d’Histoire Naturelle au Jardin des Plantes. Je reviendrai en détail sur cette aventure humaine et la manière dont René Thomas a développé un fonds unique, en Europe attaché aux Macrolépidoptères et Microlépidoptères, à la connaissance des succulentes et Xérophytes du monde, aux Saxifragacées…

Ses clients : les mammalogistes, ornithologistes, carcinologistes, ichtyolgues et conchyliologistes de France et de passage.

Un soir de l’hiver 1961, René Thomas reçoit dans son magasin un vieil homme sans domicile fixe à la recherche de livres d’occasion sur les plantes. Qu’il trouvera à la librairie. Mais en errance dans les rues de Paris, il ne peut ni lire ni transporter ses livres. Il mettra en dépôt l’ensemble de ses biens (trois valises) à la librairie.

Celle-ci devient son point d’ancrage. René Thomas lui propose un bureau au centre de la librairie afin qu’il puisse y étudier tranquillement. On imagine aisement René Thomas 2.0 lui proposant un ordinateur avec connection Wifi.

Vers la fin de sa vie, André Ruez s’endormait régulièrement. Et il ronflait. Ce qui surprenait les clients. « J’eus l’idée de mettre en route des enregistrements de chants d’oiseaux pour couvrir le bruit des ronflements ».

Et de la fonction sociale du champs des oiseaux. Diffusés pour protéger un homme du regard d’autrui. Bien loin des musiques d’ambiance des lieux de nature et de découvertes…

L’histoire se poursuivra durant vingt années. André disparaîtra fauché par une voiture, un jour d’été….

Fin de la bande son.

Et d’interroger, au delà de l’anecdote, ce qui (a) fait Lieu, en cette librairie. Une question centrale dans les rencontres que nous initions.

Comment des savoirs en viennent-ils à faire corps et à faire lieu, à être partagés dans des collectifs, à organiser des territoires

En visitant la Grande Galerie, le dimanche 5 avril après midi, j’aperçois à l’entrée de l’exposition sur le premier Calmar plastiné au monde, un vieil homme installé en lecture, journaux et livres éparpillés autour de lui. Fantôme d’André Ruez.

Réminiscence de la librairie du Museum disparue, remplacée par un magasin d’objets dérivés. Laissant l’homme, en dehors, à la marge, au bord du Lieu de savoir.

Le Calmar plastiné est un animal vrai. C’est à dire autrefois vivant, terrifiante bestiole du fond des mers, invitée là elle aussi au bord de son existence (avatar ou parodie), chose de plastique pigmentée.

Et d’apercevoir à la section des Espèces Disparues, dans le recoin du Cabinet de curiosité, les tomes IV et V de cette aventure défunte : The travel on the Amazon