Ombres Blanches
Dossier Revues en librairie
De l’histoire de revue(s) : en guise d’ouverture
Par Olivier Corpet
Source ; Jean Jaurès – Cahiers trimestriels N°146
Histoire(s) de revues Au tournant du siècle –
1998
Au fond, même en traitant seulement de quelques revues de cette période, la démonstration est éloquente : tout est là, je veux dire que toutes les singularités des revues et toutes les questions essentielles qu’on peut se poser à leur propos ressortent de ces textes.
Citons : la distinction entre petites et grandes revues ; le rôle initiateur des hommes de revue et l’importance des groupes et réseaux d’amis : la prégnance d’une époque (le siècle finissant/commençant) ou d’un événement (l’affaire Dreyfus) ; la revue matrice d’une maison d’édition et d’un catalogue ; les humeurs provinciales contre les hégémonies parisiennes ; les générations de revues et de revuistes ; l’esprit d’une revue ; etc. – ce sont quasiment tous les aspects du phénomène revue qui défilent, des plus matériels et contingents aux plus symboliques et structurants -bref la revue dans tous ses états. […]
Au tournant du siècle, la diversité de pratiques et de personnages s’avère emblématique du fonctionnement classique du monde des revues, et que chaque histoire de revue est hologrammatique du genre lui-même et de son devenir.
En effet, chaque aventure de revue met en jeu le destin du genre – ou du moins y prétend. Comment, sur ce point, ne pas relever que nombre de revues, quand elles se lancent, ou quand elles s’arrêtent, volontairement ou non, évoquent, pour en profiter ou pour la contredire une conjoncture qui la dépasse : soit le renouveau, soit le déclin des revues en général.
En ce sens également, on peut considérer que la revue en particulier, et les revues en général, condense, reproduit, exprime, subit à sa manière, singulière et unique, l’ensemble des mouvements qui traversent et déterminent la vie culturelle, ses institutions et ses processus.
Chaque revue, toute revue, constitue de ce fait un phénomène complexe qui relève d’une approche pluridimensionnelle, à la fois historique, sociologique, économique, psychologique, sémiologique, …
Pour pouvoir se déployer pleinement et permettre de reconstituer ce qu’on nomme l’histoire d’une revue, cette approche suppose d’aller bien au delà de ce que la revue offre en premier : ses sommaires et ses textes publiés.
La plupart des études conduites jusqu’ici dans ce domaine s’en tiennent à une analyse de contenu plus ou moins développées des textes publiés. Cela peut donner des résultats fort intéressants – on l’a vu par exemple avec l’études des Temps Modernes d’Anne Boschetti- et permettre d’inscrire une publication dans son époque et dans le champs des revues et plus largement même comme dans le cas de Sartre, dans le champ intellectuel et littéraire. Ce niveau d’analyse cependant ne peut suffire à lui tout seul à épuiser les raisons et les interprétations permettant de comprendre et d’expliquer pourquoi et comment une revue a pu, plus qu’une autre dans une conjoncture politique, historique et culturelle donnée, prendre l’ascendant sur ses concurrentes et bâtir (comme c’est le cas des Temps Modernes) une hégémonie durable.
Ce premier type d’analyse de type « externe » privilégie la revue comme résultat ou comme intention : elle permet, entre autres, de mesurer les effets d’une revue sur son environnement intellectuel, littéraire esthétique, …
Une approche, disons interne, consiste à aborder une revue à partir de ses composantes et de sa dynamique internes, en insistant cette fois sur l’histoire de leurs rapports sous toutes les formes : complicités/conflits, amours/haines… L’accent est alors mis sur la revue comme processus. A ce titre, l’ouvrage d’Auguste Anglès sur les années d’apprentissage de la NRF, jusqu’ici inégalé, constitue un modèle du genre.
Toutefois, cette seconde approche, pour être vraiment féconde et ne pas tomber dans des interprétations psychologisantes ou héroïsantes (le revuiste, ce héros) sans véritable portée ni réelle pertinence, doit impérativement s’appuyer sur des ressources archivistiques significatives permettant d’accéder à des documents essentiels : compte rendus de réunions, correspondances entre les rédacteurs et les auteurs, projets de sommaires et articles, documents comptables, fichiers d’abonnées, etc.
Or tous les historiens qui ont tenté d’étudier une revue se heurtent le plus souvent à l’inexistence de telles archives, celles-ci étant définitivement perdues ou désespérément dispersées et parcellaires.
Ce manque d’archives résulte d’ailleurs en bonne partie de ce qu’est généralement la vie même des revues, lesquelles, à quelque trop rare exception près (comme la revue des deux mondes dont les archives économiques et éditoriales déposées à l’IMEC ont permis des études fort nouvelles ), et pour des raisons évidentes, n’ont jamais le temps et les moyens de nourrir des préoccupations archivistiques très poussées.
Les archives des revues se retrouvent le plus souvent dans les greniers de leurs animateurs, dans les correspondances qu’ils ont échangées, sur les nappes de papier des cafés enfumés – donc, pour beaucoup d’entre elles, perdues à jamais. Conséquence si on veut faire l’histoire d’une revue, surtout dans une approche de type interne, il faut d’abord se livrer à un important, et souvent improbable, travail de recomposition de ces archives.
(…)
Une histoire des revues qui prenne en compte le caractère de fait éditorial total de cahque revue de manière à rendre compte de la complexité de toute expérience revuiste, exige donc, lorsque c’est possible, de combiner analyse interne et analyse externe. Pour cela, je proposerai d’organiser l’étude d’une revue autour du concept de fabrique éditoriale.
Cette expression désigne l’ensemble des dispositifs matériels, fonctionnels, symboliques, et affectifs qui déterminent la production d’une revue, l’organisation de ses sommaires, l’économie de ses textes, ainsi que la structuration des rapports de personnes et de pouvoirs en son sein.
C’est en analysant tous les aspects de cette fabrique éditoriale des revues et en étudiant la « mécanique » subtile, précise qu’elle met en œuvre qu’on pourra comprendre le rôle matriciel et fondateur que jouent et continuent de jouer les revues dans la vie littéraire et intellectuelle.
Prochain article :
Des transformations de la fabrique éditoriale
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