Orléans, Les Temps Modernes, lieu d’intelligence – 1 –

zay.jpg

 

Sur les fragiles traces de Jean Zay,

Un article de Sibylle Vincendon paru le 13/05/06 dans Libération, Cahier spécial Orléans.
Ministre de l'Education du Front populaire à qui l'on doit tout ce qui fait

l'école moderne, Jean Zay a été arrêté par Vichy et assassiné en 1944.

Pourtant, rares sont ses empreintes dans la ville.

En réalité, il s'incarne  dans ses filles, Catherine et Hélène,

toutes deux engagées dans la vie de la cité.

Orléans a eu un héros. Il s’appelait Jean Zay, avait été ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts du Front populaire à 32 ans. On lui doit, en gros, tout ce qui fait l’école moderne d’aujourd’hui. Il avait démissionné de son ministère à la déclaration de guerre pour pouvoir être mobilisé comme un citoyen ordinaire. Vichy l’avait fait arrêter, condamner pour désertion, lui qui était parti au front sans s’abriter derrière sa fonction de ministre. Il a été emprisonné à Riom. La milice est venue le chercher dans sa cellule sans difficulté. Elle l’a assassiné le 20 juin 1944.

A la librairie Privat, grande maison généraliste du centre-ville d’Orléans, on demande : «Qu’avez-vous sur Jean Zay ?» Réponse : «Rien du tout.» Le journal de captivité de Jean Zay, Souvenirs et solitude, est pourtant disponible aux éditions de l’Aube dans sa dernière parution de 2004. Dans un magasin de philatélie, on interroge : «Existe-t-il un timbre à l’effigie de Jean Zay ?» Réponse : «Ah, non.» Il a pourtant été émis en 1984. A la bibliothèque pour tous, on s’enquiert d’ouvrages sur Jean Zay. Mais ces dames ne font «pas tellement dans les livres anciens. Nous, c’est plutôt les romans qui viennent de sortir». On passe devant un monument au docteur Ségelle, déporté, ancien maire, grand bas-relief où l’élu apparaît avec un profil de médaille. Mais nulle trace de Jean Zay. La consultation du plan indique qu’il existe en périphérie une avenue Jean-Zay, dont on apprend par la suite qu’elle date de 1994. Les inscriptions de cette figure dans sa ville d’Orléans sont rares et récentes.

Un précurseur qui a allongé la scolarité obligatoire.

En réalité, Jean Zay existe dans la cité. Il s’incarne dans deux femmes, ses filles. Catherine Martin-Zay, née en 1936, tient la librairie Les Temps modernes. Hélène Mouchard-Zay, née en 1940, quelques jours après l’arrestation de son père, a été adjointe dans la précédente équipe municipale de gauche. L’une a défendu une exigence culturelle et fait vivre un lieu d’intelligence. L’autre a défendu une exigence politique et fait émerger des initiatives périscolaires qui ont permis à des enfants d’Orléans d’écrire des romans ou de monter des comédies musicales. Des gamins de l’Argonne, un des quartiers de périphérie, «qui chantaient avec un bonheur… Moi, ça me ravissait», dit Hélène. Etait-ce si différent de ce que ressentait leur ministre de père – comme on peut le lire dans son livre – après s’être «battu pendant trois ans pour obtenir les 50 millions qui devaient rendre efficace, en permettant d’aménager les terrains, l’expérience d’éducation physique dans les écoles» ? Elles ont été professeures, l’une comme l’autre, même si Catherine ne l’est pas restée longtemps alors qu’Hélène a expérimenté tous les niveaux, collège, lycée, supérieur, avant de prendre sa retraite l’an dernier.

Elles ont épousé des enseignants. Et l’une comme l’autre parlent du bonheur de ce métier. Jean Zay, lui, n’était pas du sérail : il était avocat et fils de journaliste. Mais il aura été un des grands ministres de l’Education, allongeant la scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans, créant les classes de plein air ou les sorties scolaires dans les musées, unifiant les programmes des écoles normales de Sèvres et d’Ulm pour que les filles apprennent les mêmes choses que les garçons. On lui doit le CNRS, l’idée de l’ENA dans l’optique d’une démocratisation de l’élite administrative et le dépoussiérage de la Comédie-Française, confiée à Bourdet, avec Jouvet, Copeau, Baty et Dullin. Il accomplissait une mission.

Les filles auraient pu devenir juristes s’il s’était agi de s’inscrire dans une destinée familiale. Mais c’est dans une oeuvre intellectuelle qu’elles prendront leur place.

Et dans la ville d’Orléans, aussi. Pendant toute la guerre, Madeleine Zay a habité à Riom (Puy-de-Dôme), près de son mari, pour aller le voir avec les enfants. Le manuscrit de Souvenirs et solitude sort des murs dans le landau d’Hélène. Jean Zay dispose d’un enclos, qu’il dépave, qu’il plante comme il peut, «pour qu’on ait un endroit acceptable pour jouer», dit Catherine. Elle ne se souvient pas des visites. En 1944, il écrit à Madeleine qu’il est transféré à la prison de Melun, où il n’arrivera jamais. Son corps sera retrouvé dans un bois de l’Allier, à Cusset, en 1946. Un de ses assassins est arrêté en 1948, puis condamné aux travaux forcés à perpétuité – et non pas à mort – grâce aux circonstances atténuantes. «Pendant deux ans, ma mère ne savait pas ce que mon père était devenu», se souvient Hélène. Elle se rappelle aussi que Madeleine «allait beaucoup à Paris». Sans donner trop d’explications. «Je crois qu’elle a essayé au maximum de nous protéger. C’est après que j’ai réalisé ce qu’elle vivait à ce moment-là, ajoute-t-elle. Elle s’est tenue droite tout le temps.»

Catherine est davantage une grande fille alors. Elle perçoit le climat qui entoure ce retour. «J’ai le souvenir de maman assez distante dans les relations. Elle ne savait pas ce qu’était devenu son mari, et, pendant la guerre, elle n’était pas là. Sans doute, elle aurait aimé des relations plus solides, plus politiques, et ne trouvant pas cela, elle opposait une dignité. Il y avait quand même le problème des responsabilités pendant la guerre.» Jean-Christophe Haglund, président du Cercle Jean Zay d’Orléans, évoque à ce propos l’épisode de la radiation du barreau. «Le procès de Jean Zay en 1940 était à peine en cours que ses pairs avaient déjà pris la décision de le radier. A Orléans, comme partout en province, il y a des dynasties du barreau. Il y a peut-être aujourd’hui encore des avocats en exercice liés à ceux qui ont été partie prenante de cette radiation.»
Les comptes non soldés freinent les reconnaissances. D’autres choses moins brûlantes aussi. «Jean Zay était le député d’Orléans, il n’a pas été maire, ni même conseiller municipal. Pour la mémoire locale, c’est assez différent», rappelle Antoine Prost, historien, ancien adjoint de Jean-Pierre Sueur, maire PS jusqu’en 2001. Mais, surtout,
Jean Zay était un radical. Après la guerre, «il n’a de place ni dans la mémoire gaulliste ni dans la mémoire communiste, qui s’affrontent, dit encore Antoine Prost. Il passe la Résistance en prison, il n’est pas un libérateur du territoire, il n’est pas un de ces militants du PC pris en charge par le parti et qui ont aujourd’hui une station de métro. La mémoire de Jean Zay n’est prise en charge par personne». En tout cas localement. Car, sur le plan national, en revanche, les hommages s’organisent tout de suite, autour des Amis de Jean Zay, qu’Antoine Prost préside de nos jours, et qui vont se mobiliser pour entretenir le souvenir du ministre de l’Education nationale. C’est une «mémoire de l’école laïque», selon les mots d’Hélène Mouchard-Zay, qui se souvient d’aller, enfant, aux cérémonies annuelles dans la crypte de la chapelle de la Sorbonne.

Cinquante ans après, une avenue à son nom.

A Orléans, les cheminements du souvenir passent davantage par les habitants que par les pierres. «C’est très curieux, note Hélène Mouchard-Zay, parce que beaucoup de gens nous disent qu’Orléans a oublié Jean Zay, et, en même temps, le nombre de personnes qui évoquent sa mémoire avec exaltation… beaucoup croient qu’il était maire.» Catherine Martin-Zay ressent elle aussi «une ville énigmatique», où l’hommage emprunte des voies inattendues.
«Quand j’ai ouvert la librairie dans les années 60, raconte-t-elle, j’ai eu de multiples venues, discrètes mais extrêmement émouvantes, chaleureuses, de gens qui disaient à quel point c’était pour eux un nom vivant parce que, grâce à lui, les choses avaient changé. Curieusement, tout de suite, j’ai eu le retour d’une ville assez sensible.» Mais longtemps sans rue pour son héros.

En 1994, Jean-Pierre Sueur et Antoine Prost baptisent une nouvelle avenue du nom de Jean Zay et la font inaugurer en grandes pompes le 20 juin, date anniversaire de sa mort, par le président de la République François Mitterrand. Parce que, «si vous gérez les symboles, il faut les assumer jusqu’au bout», dit Antoine Prost. Mais il aura fallu attendre cinquante ans. «Ça, ça dit bien des choses quand même, note Catherine Martin-Zay. Ma mère était allée à l’inauguration d’une rue Jean-Zay à Saint-Jean-de-Braye en 1986. Mais c’était bien tard. Et c’était Saint-Jean-de-Braye.» En banlieue d’Orléans.

Plus pénible, le conseil d’administration de l’université d’Orléans a refusé que celle-ci porte le nom de l’ancien ministre. Il sera donné seulement à un amphithéâtre, inauguré par Robert Badinter. Antoine Prost voit dans cette réticence le poids des scientifiques. «Les universités scientifiques s’appellent Pasteur, Louis-Lumière, Sabatier, qui est un Nobel. La légitimité, dans le monde scientifique, n’est pas celle des hommes politiques.» D’autres éléments ont-ils pu jouer ? «La figure du Front populaire, le côté rouge, oui, un peu.» Fils d’une mère protestante et d’un père juif laïque, marié à une protestante, Jean Zay a subi des flots de haine antisémite. En reste-t-il quelque chose ? «Je pense qu’à Orléans, les vieilles calomnies de la droite d’avant-guerre, il y a des familles où on n’a jamais remis ça en cause», dit Catherine Martin-Zay. Jean-Christophe Haglund, duCercle Jean Zay, résume cela autrement : «Avec ses origines juives et protestantes dans une ville profondément marquée par la tradition catholique, Jean Zay n’avait pas toutes les caractéristiques pour faire une belle figure consensuelle.»

Savoir «où se situent les premières traces de l’intolérable».

Longtemps, les rares plaques qui saluaient la mémoire de Jean Zay à Orléans ont été marquées par une forme d’ellipse. On y attribuait sa mort à «la barbarie nazie», «aux ennemis de la France». Le Cercle Jean Zay est né au sein du lycée Jean-Zay, pour obtenir que, sur la
plaque du hall d’entrée, soit inscrite la responsabilité de «la milice du régime de Vichy», «au coeur des affaires franco-françaises», comme le dit Hélène Mouchard-Zay. Aujourd’hui, le cercle tente d’obtenir une commande publique pour qu’un artiste
réalise une oeuvre à la mémoire de l’ancien ministre. Ces dernières années, Hélène a fondé le Centre d’études et de recherches sur les camps d’internement du Loiret (Cercil), pour lutter contre l’oubli de la place des camps de Beaune-la-Rolande, de
Pithiviers et de Jargeau dans l’organisation de la solution finale en France. La municipalité lui a promis les locaux d’une ancienne école ; le Cercil devrait y trouver bientôt un point d’ancrage et une présence en ville. Hélène milite pour les sans-papiers. Pour elle, tout se tient. Il est toujours question de savoir «où se situent les premières traces de l’intolérable».

En ouvrant sa librairie là où la reconstruction d’Orléans lui avait attribué des locaux,Catherine Martin-Zay a retrouvé sans le vouloir le quartier où Madeleine etJean avaient grandi. Un jour, un client lui a dit : «Vous savez, j’ai vu vos parents se donner rendez-vous au coin de la cathédrale.» A Orléans, il reste quand même de belles traces de Jean Zay.